La bille

Publié par

André Gide, enfant, est à Uzès, chez sa grand-mère paternelle. Rose est la servante de la maison, Marie la bonne.

Avant de quitter Uzès, je veux parler de la porte de la resserre, au fond de la salle à manger. Il y avait, dans cette porte très épaisse, ce qu’on appelle un nœud de bois, ou plus exactement, je crois, l’amorce d’une petite branche qui s’était trouvée prise dans l’aubier. Le bout de la branche était parti et cela faisait, dans l’épaisseur de la porte, un trou rond de la largeur du petit doigt, qui s’enfonçait obliquement de haut en bas. Au fond du trou, on distinguait quelque chose de rond, de gris, de lisse, qui m’intriguait fort :

– Vous voulez savoir ce que c’est ? me dit Rose, tandis qu’elle mettait le couvert, car j’étais tout occupé à entrer mon petit doigt dans le trou, pour prendre contact avec l’objet. C’est une bille, que votre papa a glissée là quand il avait votre âge, et que, depuis, on n’a jamais pu retirer.

Cette explication satisfit ma curiosité, mais tout en m’excitant davantage. Sans cesse je revenais à la bille ; en enfonçant mon petit doigt, je l’atteignais tout juste, mais tout effort pour l’attirer au-dehors la faisait rouler sur elle-même, et mon ongle glissait sur sa surface lisse avec un petit grincement exaspérant…

L’année suivante, aussitôt de retour à Uzès, j’y revins. Malgré les moqueries de maman et de Marie, j’avais tout exprès laissé croître démesurément l’ongle de mon petit doigt, que d’emblée je pus insinuer sous la bille ; une brusque secousse, et la bille jaillit dans ma main.

Mon premier mouvement fut de courir à la cuisine et de chanter victoire ; mais, escomptant aussitôt le plaisir que je tirerais des félicitations de Rose, je l’imaginai si mince que cela m’arrêta. Je restai quelques instants devant la porte, contemplant dans le creux de ma main cette bille grise, désormais pareille à toutes les billes, et qui n’avait plus d’intérêt dès l’instant qu’elle n’était plus dans son gîte. Je me sentis tout bête, tout penaud, pour avoir voulu faire le malin… En rougissant, je fis retomber la bille dans le trou (elle y est probablement encore) et allai me couper les ongles, sans parler de mon exploit à personne.

André Gide, Si le grain ne meurt (Gallimard)

Cet extrait de l’autobiographie de Gide, ces vrais souvenirs d’enfance, m’entraîne dans un petit délire de plus : et si j’avais, sans le savoir, là haut dans mes joujoux chinés à droite à gauche, la vraie bille du Gidounet, qu’un nouveau petit occupant de la maison aurait trouvé à son tour et récupéré ?

Voilà qu’alors je laisse en plan les gensss qui se baladent chez Si Tu Veux. Je grimpe à toute blinde les escaliers menant à mon bureau. Là, sur une étagère, dans un bocal poussiéreux rempli de vieilles billes, je distingue quelque chose de gris… « C’est la bille de Gide » me dit une petite voix. Alors je l’extirpe… avec l’ongle du petit doigt, bien sûr ! Je dévale à nouveau les escaliers. Toujours aussi peu intéressée par le mouvements de la « clientèle » je place la bille sur un socle. Allez, zou, un bout de patafix pour la faire tenir et puis je l’expose . Tiens, je suis contente, y a tout de suite un visiteur de plastoc qui la contemple.

Et puis drôle et vrai hasard … vlà qu’une madame Delamaman me tend une corbeille remplie de billes qu’elle vient de choisir. Des billes rares, des calots, des boulards-joyaux qui font briller les yeux de ceux qui entrent en leur possession. « Elles sont si belles que j’ai envie de les garder pour moi plutôt que de les offrir à mon garçon » me confie la madame.« Oui, mais si tu savais que moi, j’ai la bille-à-Gide », ai-je envie de lui dire. Et alors une petite voix me dit de « sourirer » , de la fermer, et de me mettre à nouveau à bosser sérieusement. Et c’est ce que j’ai fait !

Un commentaire

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.